Josiane Maisse. Juin 2024.
“Nous sommes de l’étoffe dont nos rêves sont faits et notre petite vie est entourée de sommeil” fait dire William Shakespeare au magicien Prospero, héros de La tempête.
Cette réflexion sert de fil conducteur à mon existence, professionnelle, émotionnelle et artistique. Depuis mes études à la Sorbonne, une agrégation puis un Doctorat de lettres, au fil d’une rigoureuse activité de scénariste de cinéma avant de devenir réalisatrice de films documentaires, je n’ai cessé d’échapper aux contraintes du réel pour parcourir les contre-allées d’une imagination que j’ornais de grifonnages, de dessins et de peintures, à l’eau, à l’huile, à l’encre ou simplement au crayon.
Si l’écriture est donc longtemps restée ma première langue, en 2020, brusquement, le réel s’est renversé. La pandémie qui nous a coupés les uns des autres a emporté ma mère dont, à mes yeux, la fleur d’agapanthe était le symbole: auréole de pure beauté caressée par le vent et désormais enfuie.
C’est alors que les eaux marines de l’île de Poros en Grèce, m’ont offert l’apaisement de leur battement: je me suis différemment mise à l’écoute de ce qui me restait à faire. J’ai changé de langue et sans même y penser alors que ma mère avait été pourtant couturière, j’ai troqué cameras, plumes et pinceaux pour fil et aiguilles.. Et, me reliant ainsi à l’universelle histoire des femmes industrieuses, j’ai entamé mon premier ouvrage, un bouquet d’agapanthes qui jamais ne fâneront.
Autant la tapisserie est un art aristocratique destiné à orner les murs des palais, autant la broderie, la plus humble soit-elle, est d’abord un ornement fait main qui embellit les choses ordinaires. Met l’art à portée de table. Pose ici et là des touches de beauté pure. Furtif écho d’une aspiration à la transmutation du prosaïsme ordinaire en chanson de gestes pour tous aux refrains infinis.
De laine, de coton ou de soie, sur les peaux de phoques des vestes des Inuits, ou les poils de chameau du chapan des nomades d’Asie Centrale, en Chine, au Japon, en Perse, en Ouzbékistan, en Afghanistan ou en Gréce, sur les hauteurs de Souffli, le fil de la broderie trace autant les méandres d’un motif floral que ceux des battements du coeur de qui tire l’aiguille. Enfiler, piquer, tirer, repiquer, percer, couper, sans jamais ni trouer ni arracher l’étoffe qui devient ainsi la trame-même de la longue méditation de qui la recouvre d’une parure de fils chatoyants et presque vivants.
La peinture à l’aiguille s’apparente à l’aquarelle. A une forme d’aquarelle multisensorielle évoquant la caresse d’un toucher léger sans jamais faire oublier qu’elle est d’abord ouvrage d’aiguille. Qu’elle pique l’étoffe, comme les doigts et raconte à sa manière non seulement la grâce des roses, mais les épines de la réalité des femmes qui rient, et des douleurs qui pleuvent.
La broderie est un donc langage de dames à part entière: incroyablement actuelle malgré son apparente tranquillité. Obstinée, ardente, aimante, plurielle, protéiforme, guerrière et apaisée, tendue de plis et de reliefs, de rides, de crevasses, de vergetures, de bourrelets, zébrée d éclats de rire et de sillons de larmes.
Et désormais, il semble que ce soit ce fil du rêve qui ait pris son envol pour conter à sa guise le chant du monde et de la vie et que je ne sois plus que son exécutante… Il me tire en avant, je cours derrière. Après lui, je cours…. Vite, très vite. Jusqu’ à vous, aujourd’hui.